Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m'égarai dans une forêt obscure: ah! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l'appui secourable que j'y rencontrai, je dirai quel autre spectacle s'offrit à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer comment j'entrai dans cette forêt, tant j'étais accablé de terreur, quand j'abandonnai la bonne voie. Mais à peine fus-je arrivé au pied d'une colline où se terminait la vallée qui m'avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l'astre qui est un guide sûr dans tous les voyages. Alors s'affaiblit la crainte qui m'avait glacé le cœur pendant la nuit où j'étais si digne de pitié.

DANTE

LA DIVINE COMÉDIE

lundi 12 mars 2012

Les Rois fainéants

LES ROIS FAINÉANTS

La représentation sociale des Occidentaux, faustéenne et prométhéenne, se plaît, depuis la Renaissance, à se représenter les empereurs de Chine et du Japon comme des figures statufiées, vivant une farniente de luxe, entourés de harems gardés par des eunuques, meublés de lits et de divans «profonds comme des tombeaux», savourant des mets exquis, se prélassant à entendre des airs mélancoliques joués à la cithare par un musicien aveugle, ou encore faisant décorer leurs palais de mosaïques géométriques disposées par des artistes sourds. Partout, l’eau courante coule en abondance et les piscine d’eau chaude sont remplies de courtisans pataugeant comme des enfants. Cette vision édénique est plus un produit des fantasmes d'écrivains qui n’ont jamais mis les pieds en «Orient» qu’une description authentique des faits.

Bien sûr, alors que la civilisation occidentale croupissait dans sa fange, les grandes villes de la civilisation syrienne musulmane, de l’Espagne aux Indes orientales, rayonnaient d’une civilité incomparable. Louis IX, saint Louis, durant sa détention à Tunis, dut bien le constater. Frédéric II Hohenstaufen s’entourait d’une cour de musulmans afin d’en rehausser son prestige et son raffinement. Avec Montesquieu, le despotisme oriental devint une interprétation univoque des sociétés non-occidentales, celle du tyran dont les caprices sont toujours teintés d’érotisme et de cruautés sanguinaires. Au moment où l’Occident levait la tête, il semblait que les despotismes orientaux sombraient dans la décadence irréversible. C’est ainsi que les puissances occidentales, convaincues du fait, contribuèrent à miner ce qui restait de la domination mandchoue dans l’Empire céleste au XIXe siècle. L’empereur Kia-k’ing venait de succéder à son vieux père, l’empereur K’ien-long, celui qui avait reçu la célèbre ambassade de lord Macartney en 1792. Il avait fait d’un humble, Ho Chen, son premier ministre. Comme il fallait s’y attendre, la compétence de celui-ci lui permit de s’enrichir en devenant indispensable auprès du vieil empereur, ce qui suscita jalousie et complot. À la mort de K’ien-long en 1798, son fils, l’incompétent Kia-k’ing se mit à la tête des conspirateurs. Profitant de la manière avec laquelle Ho Chen avait lutté contre les rebelles aux frontières, Kia-k’ing rédigea un rapport dénonçant les malversations de Ho: «Les commandants en chef ne semblent nullement désireux de réprimer la révolte, car ils peuvent s’enrichir et s’engraisser aux dépens des régions troublées. Ils annoncent des victoires imaginaires et ont perdu tout sens moral. Les gardes du corps et les secrétaires mandchous ne sont que trop désireux de se rendre sur le théâtre des troubles, mais leur zèle n’est pas dû à un motif patriotique. Des fonctionnaires sans fortune reviennent du front avec les poches bien garnies. À leur retour à Pékin, ils demandent aussitôt un congé pour visiter les tombes de leur famille, non par respect filial, mais pour investir leurs gains mal acquis en achats de terres. Tout cet argent vient en fin de compte du malheureux peuple, mis au pillage pour satisfaire leurs appétits insatiables. Il n’y a rien d’étonnant alors que de nouvelles recrues se joignent tous les jours aux rebelles et que nul ne puisse entrevoir la fin des troubles. Non seulement les rebelles sont aussi nombreux que jamais, mais leurs rangs augmentent sans cesse» (E. Backhouse & J.-O.-P. Bland. Les empereurs mandchous, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1934, pp. 147-148). Le décret poursuivait en suggérant la responsabilité de ces malversations à Ho Chen et son parti, qui comprenait la majorité des hauts fonctionnaires à la fois civils et militaires. Précédant Mao et sa révolution culturelle pour liquider la vieille bureaucratie du Parti communiste, Kia-k’ing dépouilla Ho de ses biens qui ne retournèrent pas dans la poche des paysans chinois mais regagna bien sagement les coffres de l’État. La traitrise du ministre justifiait sa condamnation. Ho fut condamné à se suicider, et il s’exécuta.

Ce type de forfanterie était courant. «Pékin était surexcité et le monde officiel était dans la terreur de proscription en masse, comme il s’en était vu quand l’eunuque Wei Tchon-hien détenait le pouvoir à la fin de la dynastie Ming. Kia-k’ing fut poussé par ses deux frères à promulguer un décret rassurant. Se sachant très impopulaire, et craignant un assassinat, il suivit ce conseil» (E. Backhouse & J.-O.-P. Bland. ibid. p. 161). Le nouvel empereur ne pouvait tolérer qu’un simple «esclave» soit plus riche que lui et surtout qu’il le manifeste publiquement. «Le jardin floral, offert à Ho Chen par K’ien-long lui-même, était une des merveilles de la capitale. Il contenait soixante-quinze pavillons, dont certains étaient décorés des tuiles impériales jaunes; il était flanqué de hautes tours aux quatre angles, sur le modèle des demeures impériales, ce qui devait inévitablement attirer le désastre. Dans ces tours, Ho Chen entretenait une nombreuse force de gardiens de nuits en armes, pour protéger sa vaste fortune; il y en avait en tout 420 dans le jardin de plaisance» (E. Backhouse & J.-O.-P. Bland. ibid. pp. 166-167). On comprend que «la fortune de Ho Chen suffisait à exciter la jalouse cupidité d’un petit esprit comme Kia-k’ing. Il est toujours dangereux d’être riche dans une Cour orientale, mais l’instinct de la thésaurisation est plus fort que la peur de la mort elle-même chez une race dont l’horreur de la pauvreté semble, à travers des siècles d’une âpre lutte pour la vie, avoir atteint le degré de force aveugle d’un instinct irraisonné. La façon dont le grand homme plaçait et cachait ses richesses est typique, et ne manque pas d’intérêt pour démontrer les conditions économiques de l’époque. Aujourd’hui, le mandarin, si souvent mis au pillage, a trouvé des moyens nouveaux et plus sûrs de placer son argent - dans les dépôts fixes des banques européennes, et en immeubles dans les Ports à Traités; mais jusqu’en 1900, les méthodes adoptées par Ho Chen étaient communes à la classe officielle fortunée» (E. Backhouse & J.-O.-P. Bland. ibid. p. 167).

Face à Ho Chen, l’empereur Kia-k’ing (Jiāqìng) sonnait le tocsin du rapide déclin. Petit esprit, certes il l’était. «En 1805, il promulgua un édit général de persécution contre les chrétiens. Inintelligent, cruel et ivrogne, indolent, livré aux eunuques, adonné à la pédérastie, il ne tarda pas à susciter contre lui l’opposition des sociétés secrètes, en l’espèce de la secte de la Raison Céleste, issue de l’ancienne secte du Lotus Blanc…» (R. Grousset. Histoire de la Chine, Paris, Fayard, Col. Les Grandes Études historiques, 1942, p. 355). En 1813, une foule considérable de conspirateurs se rua sur la Cité Interdite en l’absence de l’empereur. Manquant de chefs et de plans d’attaque, elle fut mise en déroute, mais l’empereur en fut visiblement ulcéré : «Ma dynastie règne sur cet empire depuis cent soixante-dix ans; mes glorieux ancêtres ont, chacun à son tour, témoigné une affection bienveillante pour leurs sujets, les traitant toujours comme des enfants bien-aimés. Nulle plume ne saurait décrire leur sage vertu et leur justice. Il se peut que je ne sois pas parvenu à atteindre leur degré de perfection; mais je n’ai pas été un souverain cruel et avide. Ce désastre soudain est inexplicable pour moi; je pense qu’il est une preuve de mes faibles mérites et la punition de mes nombreuses offenses. La révolution a éclaté subitement, mais elle a dû être préparée depuis longtemps. Le péché habituel de mes fonctionnaires peut se résumer en ces mots: “l’habitude incorrigible de remettre au lendemain”. Je ne cesse de vous mettre en garde, à tel point que mes lèvres en sont gercées et ma langue desséchée; mais vous n’y prenez pas garde et vous continuez à gouverner de la vieille méthode négligente. C’est pourquoi une calamité nous est arrivée, calamité sans précédent sous cette dynastie ni sous aucune autre, calamité infiniment plus grave que l’épisode qui s’est produit sous les Ming, lorsqu’un homme armé d’un gourdin attenta à la vie de l’héritier présomptif de Wan Li. Je ne puis supporter d’en parler plus longtemps. Tout ce que je puis faire est de me repentir de mes erreurs, et de purifier mon cœur afin, d’une part, de témoigner au ciel ma reconnaissance et, de l’autre, de diminuer la désaffection de mes sujets envers leur souverain» (E. Backhouse & J.-O.-P. Bland. ibid. p. 179). Ce décret pathétique de Kia-k’ing reproduit les stéréotypes retenus en Occident : empereur lamentable, dont la toute-puissance n’a d’égale que son impuissance devant la réalité. Le voici qui en appelle à la bienveillance de ses ancêtres envers leur Enfant-Peuple. Il se dit ni cruel ni avide alors qu’on vient de voir sa purge de la bureaucratie paternelle autour de Ho Chen. Il dit que le désastre lui apparaît «inexplicable», et pourtant il l’«explique» par le péché des fonctionnaires. Enfin il geint sur son sort, de ne pas être écouté, de ne pas être suffisamment obéi et prononce une prophétie en usant de la rétroversion historique, c’est-à-dire en en appelant à la façon dont périt la dynastie Ming. Voulant ressaisir le peuple chinois, Kia-k’ing ne faisait que le pousser davantage vers sa déchéance, qui s’achèvera, vers 1905, au partage du gâteau chinois.

Kia-k’ing était un empereur fainéant, vivant de son pouvoir pour déposséder et guerroyer sans se compromettre lui-même, demandant la grâce pour ses faiblesses mais jugeant sévèrement de la faiblesse des autres. Jamais un Louis XIV ou un George III, encore moins un Frédéric II ou une Marie-Thérèse d’Autriche se seraient comportés de façon aussi passive, car tout en faisant rayonner la gloire et la richesse, leurs activités étaient incessantes afin de conserver et de bonifier leur pouvoir. Le pitoyable décret de Kia-k’ing aura beau se présenter comme l’aveu de l’impuissance orientale, il faut se méfier. Nos stéréotypes nous mentent. J'en donnerai pour exemple le témoignage du jeune empereur du Japon, Hanazono-tennô, successeur de l’empereur Go-Nijô en 1308, qui se retira après seulement quatorze ans de règne.

Né en 1297, Hanazono n’avait donc que neuf ans à son accession au turbulent trône nippon, il devait mourir quarante ans plus tard, son règne n’ayant duré que quatorze ans, le reste passé dans la réclusion studieuse. Le fait qu’il ait tenu un journal personnel précis qui nous soit parvenu nous donne une idée de la vie de cour dans le Japon féodal. Certes, la vie de cour y est «faite de plaisirs frivoles et d’intrigues de palais», comme le dit George Sansom, mais l’ordre s’y maintient malgré les menaces de guerres dynastiques. L’empereur Hanazono-tennô est décrit comme «un jeune homme à l’esprit actif et sensible, qui cherche tout naturellement refuge dans l’étude, dont il se délassait de temps à autre en organisant des soirées et des réunions poétiques. En 1312, il évoque une de ces dernières, qui avait pour thème “Fleurs de pècher reflétées dans un cours d’eau”; une discussion sur les plans de reconstruction du palais; la décision de changer le nom d’ère; et des détails de procédure lors d’une réception de cour. Il parle d’une éclipse de soleil, au sujet de laquelle on consulte divers astrologues et devins; et de nombreuses réunions, privées et sans cérémonie, dans ses appartements, qui se prolongent souvent bien après minuit» (George Samson. Histoire du Japon, Paris, Fayard, 1988, p. 514). Malgré son jeune âge, Hanazono se montre préoccupé des remous qui assaillent son empire. Il n’hésite pas à affronter le danger lors de la manifestation des prêtres de Nara. Mais voilà qu’«au début de 1319, où Hanazono atteignit l’âge de vingt-deux ans, le journal révèle un esprit qui mûrit rapidement. Le souverain retiré prend ses responsabilités très au sérieux et s’accuse de diverses erreurs de conduite, allant jusqu’à dire que son manque de vertu est responsable de différents désastres affligeant le pays. Sa santé laisse à désirer : il souffre de crises de mélancolie. Le premier mois de 1319, il décrit en détail certains rites du nouvel an, parmi lesquels des jeux de cartes et des tournois de poésie opposant deux équipes de dames et de nobles de la cour, l’une dirigée par l’épouse de l’in et l’autre par Hanazono lui-même. Mais ces festivités semblent ne pas lui avoir convenu…» (G. Samson. ibid. p. 516). Bref, Hanazono est un esprit mélancolique. Contrairement à Kia-k’ing, sa plainte, aux accents si  semblables à ceux de l’empereur mandchou, dit plutôt la vanité d’un jeune être sensible qui, ayant goûté à la puissance, la trouve amère et peu faite pour son caractère et ses aptitudes. Aussi, aura-t-il la sagesse d’abdiquer et de vivre en reclus, laissant le trône impérial à Go-Daigo, plus apte que lui à diriger l’empire et déjà plein d’appétit pour le pouvoir et les luttes. Il ne faut donc pas se fier sur les stéréotypes des «rois fainéants» dont les discours, parfois si proches les uns des autres, sont prononcés par des esprits et dans des situations tous différents.

Bien sûr, pour les Occidentaux ignorants de ce qui se passait au Japon ou en Chine, l’image du despote oriental reste le proche Sultan turc qui a renversé l’empereur byzantin en 1453. Mehmed II et Soliman le Magnifique sont loin d’être des sultans passifs et la pointe de l’épée reste encore le meilleur siège pour asseoir leur pouvoir. Au XVIe siècle, le déclin de l'empire s'amorce par la dérive des voies commerciales occidentales qui cherchent désormais à contourner les possessions musulmanes. La fin du monde est proche croit-on - en tout cas Christophe Colomb le croit -,  et la victoire sur l’Infidèle en serait la marque irréversible. Constantinople est devenue Istanbul et Saint-Sophie la grande Mosquée, avec ses minarets érigés aux quatre points cardinaux. «La résidence impériale, évoquée dans la phraséologie officielle par des formules telles que “Seuil sublime”, “Seuil de la Félicité”, “Atelier de la Félicité”, “Demeure du Sultanat”, ne ressemble guère aux palais royaux européens, centrés sur un vaste édifice de prestige; elle forme une sorte de cité à l’intérieur de la capitale, ceinte de hauts murs et de tours composée d’une accumulation de bâtiments divers, que Mehmed II et ses successeurs multiplieront, autour de cours ou au milieu de jardins ombragés. Plusieurs milliers de personnes aux fonctions de toutes natures, régulièrement inscrites sur les rôles de dépenses de la Cour, s’y consacrent au service et à la gloire du souverain. De même qu’il y a dans toute demeure musulmane un “quartier des hommes” (selâmlïk) - lieu de la vie sociale ouvert sur l’extérieur - et un “quartier des femmes” (harem) - lieu de la vie privée à l’accès rigoureusement limité -, le palais impérial est composé d’une partie externe (bîrûn) et d’une partie interne (enderûn). Le bîrûn comprend les deux premières cours du palais et les constructions qui les bordent. […] Le passage entre la deuxième cour et l’enderûn se fait par la Porte de la Félicité (bâb üs-sa’âde) ou Porte des Eunuques blancs (ak agha kapi’si’), qui était surmontée d’un large dais sous lequel on plaçait le trône lors des cérémonies. Immédiatement derrière cette porte se trouvait la chambre des audiences (‘arz odasi’) où les visiteurs étaient admis devant le sultan, dans un petit pavillon dérobant la vue sur la partie secrète du palais. Au-delà de la Porte de la Félicité, s’étendait l’espace privé du souverain, accessible aux seuls compagnons de sa vie intime, ses pages, ses eunuques et ses femmes. Cette partie comprenait une troisième cour et des bâtiments à l’entour, le tout prolongé par des jardins au milieu desquels les sultans successifs accumulèrent les constructions (G. Veinstein. «L’empire dans sa grandeur (XVIe siècle)», in Robert Mantran (éd). Histoire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 1989, p. 176). C’est dans ces espaces «privés» que se déroulaient des «choses» qui frétillaient dans l’imaginaire érotique des Occidentaux. Il y était amené de jeunes vierges, butin de guerre, gouvernées par d’ex-épouses ou favorites du Sultan devenues vieilles et des eunuques. Et comme on prête toujours aux riches, on a du s’imaginer plus de rêves érotiques qu’il s’y est produit de débauches. Si, au XVIIe et au XVIIIe siècles, les Sultans passèrent pour le modèle dégénéré des despotes orientaux, la venue  d’un Albanais au trône du Sultan, Mehmed’ Ali en 1809, malgré les tensions qui déchiraient les différentes régions de l’homme malade de l’Europe, ouvrit l’empire aux influences occidentales. Influences que le Sultan sans trône, Mustapha Kemal Ataturk allait pousser à fond de train après la Première Guerre mondiale.

La fainéantise des empereurs orientaux dépend donc de quelques facteurs spécifiques : la toute puissance sans cesse disputée entre des clans rivaux; les intrigues où à la féodalité se mêle une bureaucratie opportuniste et parasitaire; des guerres prédatrices qui ralentissent le goût d’investir dans le développement d’une production économique autonome; l’écrasant fardeau des démonstrations de puissance (fêtes, palais, cités interdites, harems, constructions mégalomaniaques), enfin l’état de langueur qui s’empare de toute la culture, sinon de la civilisation, une fois les forces intérieures et extérieures stabilisées. Tout cela n'empêche pourtant pas la civilisation de se développer : Littérature, Arts, Sciences, Pensée religieuse, Philosophie, la culture des empires orientaux est aussi vivace que celle de l'Occident, affairé et agité. Et le raffinement des plaisirs se prolonge jusque dans le raffinement des cruautés. C’est la même culture japonaise qui a produit les jardins floraux et l’art du papier que le suicide méthodique du seppuku; c’est la même culture chinoise qui a produit la Cité interdite et le Palais d’Été et qui applique le dépeçage lent des parricides, dit supplice des mille morceaux, exécuté en publique. La culture ottomane a produit les corps d'élite des janissaires, cette troupe d’élite qui affrontait les croisés, puis des mamelouks qui furent vaincus par Bonaparte, ainsi que la culture des palais et des jardins d’Istanbul. La langueur conduit à la déliquescence, la paresse à la mélancolie puis à la colère et la lame qui tranche si finement le papier passe à travers le corps d’un samuraï félon. Contrairement à la brutalité occidentale, qui est le revers de son caractère faustéen (propre à l’action) et prométhéen (à la production, à la création brute), le raffinement de la civilisation extrême-orientale et, à un moindre degré, indo-européenne musulmane, trouve sa synthèse dans le supplice du général chinois Tong Tcho tel que raconté par René Grousset: «Tandis que Tong Tcho s’installait en maître dans la capitale, d’autres généraux s’attribuaient le pouvoir dans les provinces. Tong Tcho, qui n’était qu’un soudard brutal, se montra incapable de dominer cette anarchie [la jacquerie des Turbans Jaunes]. En 190 [de notre ère], voulant transporter sa résidence à Tch’ang-ngan, il laissa piller par ses troupes et brûla ensuite le palais impérial de Lo-yang. Les trésors d’art accumulés depuis deux siècles par les Han furent détruits. Mais la tyrannie de Tong Tcho, ses fureurs sanguinaires finirent par lui aliéner ses propres lieutenants qui l’assassinèrent. Son cadavre fut livré nu à la populace (l’homme était énorme, bouffi de graisse; on lui passa dans le nombril une mèche de lampe qu’on alluma : elle brûla durant plusieurs jours)» (R. Grousset. ibid. p. 115).

Ce renversement de la «passivité» orientale en «activité» occidentale aurait-il pu ne pas se produire? Les derniers siècles de l’Empire romain le laissent croire, même si l’on accepte la thèse de Marrou et de Brown sur «l’Antiquité tardive» comme «renaissance culturelle» de l’antique. Il y a une phase dans la foulée de l’effondrement de l’Empire romain d’Occident qui, à la manière dont elle est présentée dans les manuels scolaires, permet de penser  que l'Occident aurait pu s’engager dans la voie orientale. Celle de la dynastie franque des Mérovingiens, inaugurée par le sacre de Clovis, roi des Francs de 481 à 511. Cette «première famille» de la monarchie française, c’est avant tout le premier royaume organisé sur les ruines de la Gaule romaine, le royaume de Francie dominée par la dynastie mérovingienne entre 481 et 751. Ces trois siècles sont présentés comme étant ceux des authentiques «rois fainéants» qui, une fois la domination franque assurée contre les tribus voisines, aurait fait le nid du catholicisme romain contre des voisins voués à l’hérésie arienne. Ces rois sont généralement qualifiés pourtant de fainéants car ils auraient repris la vie des despotes orientaux: une fois le royaume de Clovis assuré, ils se seraient abandonnés à des querelles dynastiques; auraient usé du poignard avec une dextérité à faire rougir les empereurs romains; se seraient adonnés à une vie de langueur et de paresse; ignorant les remous arabes qui montaient à l’assaut de la Rome orientale, allant jusqu’à se montrer impotents lorsque le royaume wisigoth au sud sera envahi et conquis par les Arabes. C’est alors que l'ineptie des Mérovingiens offrira à Pépin le Bref, maire du Palais, la possibilité de les culbuter et de prendre la succession, après quoi Charles Martel ira stopper l’avancée musulmane. Ce qui arriva tant de fois à la Chine soumise aux incursions étrangères; ce qui faillit ramener l’empire nippon sous la coupe mongole à partir d’une invasion de la Corée, la furioso des Carolingiens (ou des Pippinides) montra la voie à la politique occidentale, effaçant du même coup les trois siècles de domination mérovingienne.

Pourtant, le règne de Clovis, si remarquable par sa conversion opportune, ne marque pas la fin de la conquête de la Gaule romaine. Des groupes germaniques demeurent en mouvement, partout en Europe, et ne cessent de se heurter aux territoires francs. Le geste de Clovis ne fut qu’un pied mis à terre en vue de créer un royaume, parmi d’autres royaumes qui se formaient tout autour: la Thuringe, la Bavière, la Bourgogne, bref un noyau d'une éventuelle reconstruction de l'Empire romain d'Occident. Chaque roi pouvait compétitionner avec Clovis par son appétit de conquêtes et la fureur de ses armées de combattants. Et comme Clovis traînait avec lui le droit germain, sa succession supposait le partage de son royaume entre ses fils. Ainsi, non seulement les rois mérovingiens étaient-ils en rivalité avec les rois étrangers, jouant à «paquet voleur» des territoires et des populations, mais en plus ils se guerroyaient entre eux. Guerroyer entre eux voulait plus précisément dire faire usage de l’assassinat. Les quatre fils de Clovis maintinrent des liens assez étroits entre eux, mais leurs successeurs se firent une guerre mortelle. Ferdinand Lot raconte: «Le second procédé [après la concorde], plus efficace, fut le meurtre. En supprimant frères et neveux on rétablissait l’unité et la force du Regnum. La frénésie de l’assassinat commence en 524, alors que Clodomir étant mort en laissant trois jeunes fils, Childebert et Clotaire, voyant que le lot de leur frère aîné allait s’effriter, prennent le parti de supprimer leurs neveux. Grégoire de Tours nous a laissé le récit dramatique, “shakespearien” en son genre du meurtre. Les deux oncles hésitèrent un instant devant le crime. Ils proposèrent à leur mère, Clotilde, de tondre les enfants, d’en faire des clercs; privés de leur chevelure, attribut de la royauté chez les descendants de Mérovée, les fils de Clodomir n’étaient plus aptes à régner» (F. Lot. Naissance de la France, Paris, Fayard, Col. Les Grandes Études historiques, 1948, p. 49)

Arcadius… fut alors envoyé par Childebert et Clotaire, auprès de leur mère Clotilde. Il se présenta devant la reine, tenant d'une main une paire de ciseaux et de l'autre un poignard nu. «Ô reine très-glorieuse, dit-il, vos fils, nos maîtres, attendent que vous manifestiez votre volonté, que vous vous prononciez sur le sort de vos petits-enfants. Voulez-vous qu'ils vivent privés de leurs chevelures, ou bien voulez-vous qu'ils soient égorgés?» À ces mots, et à la vue des deux instruments de la dégradation ou de la mort de ses enfants, elle est tour à tour agitée par des sentiments de terreur et de colère. Dans l'excès de sa douleur, ne sachant trop ce qu'elle disait, elle laisse échapper ces paroles: «J'aime mieux qu'ils soient égorgés».

Arcadius, peu touché de la douleur de cette reine, sans vouloir en entendre davantage, sans chercher à pénétrer sa véritable pensée se rendit promptement auprès des rois ses maîtres, et leur dit : «Faites ce que vous avez projeté; la reine elle-même approuve votre résolution et veut qu'elle soit exécutée».

Aussitôt Clotaire saisit par le bras l'aîné des enfants, le renverse à terre, et lui plongeant un poignard sous l'aisselle, il a la cruauté de le faire ainsi périr. L'enfant meurt en poussant des cris. Son frère, effrayé, se jette aux pieds de Childebert, embrasse ses genoux, et dit en pleurant: «Secourez-moi, ô mon bon père, que je ne périsse pas comme mon frère!» Childebert, touché jusqu'aux larmes, dit à Clotaire: «Mon cher frère, je t'en prie, laisse la vie à cet enfant; accorde-moi cette grâce, et je te donnerai tout ce que tu désireras, si tu ne le tues pas».

Ces prières mettent Clotaire en fureur: «Repousse cet enfant de tes bras, s'écria-t-il, ou tu vas mourir pour lui; c'est toi qui as formé ce complot, et tu manques si promptement à ta parole!» Childebert repousse son neveu et le rejette à son frère, qui le saisit, lui enfonce son poignard dans le côté, et le tue comme il avait tué l'aîné.

Les serviteurs et les nourriciers de ces enfants furent égorgés à leur tour; après cela, Clotaire monte à cheval, et s'éloigne sans s'inquiéter des meurtres qu'il venait de commettre. Childebert se retire dans une maison de campagne voisine de Paris.

La reine fit ensevelir les corps de ces deux enfants; leur convoi funèbre fut célébré avec magnificence, et la reine l'accompagna en versant d'abondantes larmes jusqu'à l'église de Saint Pierre, où ils furent inhumés. L'aîné de ces enfants avait dix ans, le plus jeune n'en avait que sept» (Grégoire de Tours. L'Histoire des rois francs (ch. II), Paris, Gallimard, Col. Folio-Histoire, #187, 1968, pp. 66-67).
  
Ce type de crime pathétique se reproduisit, encore et encore. Pour des rois qualifiés de «fainéants», ils manifestaient une certaine vigueur à jouer du poignard, ce qui les distingue déjà de nos empereurs orientaux. Ce qui apparaît en effet le plus significatif, c’est que ces crimes familiaux n’entravèrent en rien la brutalité des rois mérovingiens à lutter contre les autres rois. Les rois Burgondes surtout furent leur principale cible, ce qui posait déjà un conflit qui devait s'éterniser jusqu’aux lendemains de la Guerre de Cent Ans (1337-1450). Peu à peu, ils étendirent leur domination jusqu’aux frontières des Saxons qui bloquèrent l’expansion franque jusque sous Charlemagne. Dès lors, ce fut vers l’Italie que les forces mérovingiennes se portèrent. L'état de guerre semble donc être l'état normal de la vie aux temps des Mérovingiens.

Chilpéric Ier et Frédégonde
Les mœurs des rois mérovingiens correspondaient à la brutalité qu’ils firent preuve dans la guerre et les crises de succession. Lot écrit: «Sigebert est le seul des fils de Clotaire Ier dont les mœurs ne soient pas dégradées. Ses frères prennent et répudient tour à tour des femmes de basse naissance, et vivent à la manière des princes orientaux. Le roi d’Austrasie, lui, veut une belle alliance. Il épouse Brunechildis (Brunehaut), fille d’Athanagild, roi des Visigoths. Cette union pouvait cacher une arrière-pensée politique. Chilpéric craignit pour ses possessions d’Aquitaine. Il riposta par une manœuvre habile : il demanda et obtint Galswinthe, sœur de Brunehaut, et son aînée, et lui constitua un douaire splendide : le Bordelais, le Béarn, le Quercy, la Bigorre, le Limousin. Mais c’était un être instable, esclave de ses sens. Sa maîtresse, Frédégonde, peut-être d’origine servile, ne tarda pas à le reprendre. Un jour, on trouva Galswinthe morte dans son lit, étranglée. “Le roi la pleura et, quelques jours après, épousa Frédégonde. Ses frères ne doutèrent pas qu’il fut l’instigateur du meurtre. Le devoir de venger leur belle-sœur s’imposait : ils chassèrent Chilpéric de son royaume. Ensuite, Sigebert accepta comme compensation, comme compositio, le riche douaire de la victime”» (F. Lot. op. cit. p. 65). C’est ainsi que commença l’épisode sanglant des querelles entre Frédégonde et Brunehaut. «Des tentatives d’assassinat, suscitées, disait-on, par Frédégonde, contre Childebert II et Gontran, contribuèrent à maintenir l’alliance entre les deux royaumes. Brunehaut en profita pour se débarrasser des ducs qui l’humiliaient cruellement et gouvernaient sous le nom de son fils. Le prétexte fut un complot, vrai ou supposé, des ducs Rauching, Ursion et Bertfred pour s’emparer du pouvoir. Le premier se serait proposé de régner en Champagne avec Thibert, fils aîné de Childebert II, alors que les deux autres s’empareraient de l’État de Gontran et régneraient sous le nom du nouveau-né de Childebert, nommé Thierry. Attiré auprès de Childebert, Rauching fut assassiné. Ursion périt les armes à la main, Bertfred fut mis à mort à Verdun dans l’asile où il s’était réfugié. Gontran-Boson avait déjà été sacrifié. Aegidius, évêque métropolitain de Reims, fut dépouillé de sa dignité épiscopale» (F. Lot. op. cit. p. 73). Les Récits des temps mérovingiens d’Augustin Thierry publiés à partir de 1833 ont laissé l’impression sur les manuels scolaires de la République de l’issue atroce du conflit entre Brunehaut et Frédégonde. Thierry - le fils de Childebert II et non l’historien - est en guerre contre Clotaire II : «Clotaire s’avança jusqu’à la Saône et mit la main sur les quatre fils de Thierry. Sigebert et Corbus furent tués : Mérovée, épargné parce que Clotaire était son parrain, fut envoyé secrètement en Neustrie où il vécut quelques années. Seul Childebert put échapper, mais on ne sait ce qu’il devint. Brunehaut [leur mère] arrêtée à Orbe, dans le Jura, par le connétable Erpon, fut amenée en présence du fils de Frédégonde qui lui reprocha impudemment la mort de dix rois francs, y compris ceux qui avaient été victimes de sa mère. Après l’avoir fait torturer pendant trois jours, il exhiba la vieille reine à l’armée, montée sur un chameau. Après quoi elle fut attachée par sa chevelure, un pied et un bras à la queue d’un cheval fougueux; elle eut les membres fracassés par les coups de pied et la rapidité de la course du cheval (automne de 613) (F. Lot. op. cit. pp. 77-78). C’est ici qu’intervient notre historien. Lot rappelle, en effet, à propos de Brunehaut : «Sa vie agitée, pleine d’épreuves, sa fin tragique ont, au contraire, excité l’intérêt des historiens du XIXe siècle. Certains d’entre eux se sont même laissés entraîner à des jugements téméraires : Brunehaut représenterait le principe romain en lutte avec la barbarie germanique [A. Thierry]. Pure extravagance! Rien de pareil ne saurait ressortir de l’étude de ces temps. On a voulu aussi lui attribuer le mérite d’avoir restauré la viabilité puisque le peuple dans le nord-est de la France et en Belgique, appelle “chaussées Brunehaut” les débris des antiques voies romaines. Là encore, méprise totale : c’est un concept populaire que de mettre une route antique sous le nom d’un personnage légendaire, homme ou divinité : en l’espèce, c’est la tradition germanique attribuant la construction des voies antiques à la déesse Brunehilde, dont Brunehaut portait le nom, sans en avoir les capacités constructives. Dans la réalité nous ne connaissons pas la psychologie de la reine. Il semble qu’elle ait été autoritaire, comme d’autres reines, par centaines. La seule chose certaine, c’est que tout de suite, elle a dû être haïe à cause de son origine gothique : Brunehaut, c’est l’“Autrichienne” [allusion à Marie-Antoinette] des temps mérovingiens. Tout de même, elle réussit à se maintenir malgré de terribles difficultés, à la mort de son mari Sigebert, de son fils Childebert II. Elle eût laissé peut-être le souvenir d’une grande reine si son petit-fils préféré, Thierry, n’était mort tout jeune d’un flux du ventre» (F. Lot. ibid. pp. 78-79). Brunehaut et Frédégonde, lutte de races selon A. Thierry? Effet miroir de Marie-Antoinette selon Lot? 

Pas tout à fait. Il est vrai que pour les historiens du XIXe siècle, tout commença par une citation de l’historien anglais Edward Gibbon, auteur d’une volumineuse Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain : «Les descendants de Clovis n’avaient pas hérité de son courage et de son caractère indompté. Le malheur ou la faiblesse des derniers rois de la race mérovingienne avait attaché à leurs noms le titre de fainéants. Ils régnaient sans pouvoir et mouraient sans gloire. Un château situé aux environs de Compiègne était leur résidence ou leur prison; mais toutes les années aux mois de mars et de mai, un chariot attelé de six bœufs les menait à l’assemblée des Francs, où ils donnaient audience aux ambassadeurs étrangers, et où ils ratifiaient les actes du maire du palais» (Cité in Patrick J. Geary. Naissance de la France - Le monde mérovingien, Paris, Flammarion, Col. Champs, #274, 1989, p. 255). Nous voyons chez qui les illustrateurs ont puisé leur source. Mais il est juste également de reconnaître que Gibbon s’est inspiré des écrits de propagande d’Eginhard, le biographe de Charlemagne. «Selon lui, bien avant la déposition de Childéric III, la dynastie avait perdu tout pouvoir et ne possédait plus rien d’autre que le titre, Childéric, “pour toute prérogative, devait se contenter du seul titre de roi, de sa chevelure flottante, de sa longue barbe et du trône où il s’asseyait pour représenter l’image du monarque, pour donner audience aux ambassadeurs des différents pays et leur notifier, à leur départ, comme l’expression de sa volonté personnelle, des réponses qu’on lui avait apprises et souvent même imposées […] S’il fallait aller quelque part, c’était sur un char traîné par un attelage de bœufs qu’un bouvier menait à la manière des paysans: c’était ainsi qu’il se rendait au palais et à l’assemblée générale de son peuple, tenue chaque année pour les affaires publiques; c’était ainsi qu’il revenait chez lui”» (F. J. Geary. ibid. p. 256). Et l’historien de préciser: «Voilà comment depuis longtemps les chroniqueurs du début du VIIIe siècle, favorables à la cause carolingienne, présentaient les derniers Mérovingiens». En insistant sur la frivolité des derniers rois de la dynastie pour laquelle les ancêtres de Charlemagne servaient de maires de palais, on évacuait tout l’aspect despotique et cruel de tant de générations de rois et de reines meurtriers. Comme l’écrit encore Geary : «Cette tradition, dont Eginhard représente l’aboutissement, se débarrasse des Mérovingiens en en faisant des anachronismes ridicules. Ce n’est pas qu’ils soient gênants : ils sont inutiles. Bien entendu, on peut très bien critiquer ce dernier jugement sans contester l’exactitude générale de l’image proposée par cette historiographie. Le roi mérovingien, avec sa coiffure archaïque, son chariot de bœufs rituels, qui reçoit les ambassadeurs et apparaît comme le symbole de l’unité de la Francie à l’assemblée annuelle, ne peut pas ne pas faire penser au souverain britannique d’aujourd’hui dans son carrosse doré, recevant les ambassadeurs et lisant chaque année devant le parlement un discours écrit par le parti au pouvoir. Un personnage symbolique incarnant l’unité du royaume peut être très utile et même indispensable pour la société, même s’il ne gouverne pas, et justement parce que son rôle se situe en dehors du politique. En face des Francs et des autres, Childéric représentait les Francs et la tradition franque à la fois par son apparence et, sans aucun doute, par sa manière de présider l’assemblée annuelle. Même le chariot tiré par des bœufs, loin de signaler la rusticité, est un antique symbole de l’identité franque : depuis le temps de Stelus, notre vendeur de bœufs du 1er siècle, la vie religieuse et politique des Germains avait toujours été liée à l’élevage des bœufs. Pour reconnaître la valeur d’une telle fonction, il fallait une compréhension subtile de la tradition et de son rôle dans l’existence du pouvoir, compréhension dont les Carolingiens et leurs conseillers de plus en plus romanisés n’étaient pas capables» (F. J. Geary. ibid. p. 257). Donc, Elizabeth II, reine fainéante?

La conclusion s’impose donc de soi : «La raison pour laquelle [les dynasties ultérieures de rois de France] justifiaient cette mise à l’écart des Mérovingiens est neuve, et destinée à un bel avenir. Childéric ne fut pas déposé pour tyrannie, vilenie, injustice ou tout autre méfait: il fut écarté pour incompétence. Ainsi donc, comme l’a souligné Edward Peters, dans la réflexion sur la royauté, qui ne connaissait traditionnellement que deux sortes de rois: le roi juste et le tyran, une nouvelle et importante catégorie était introduite, le roi inutile, rex inutilis. Dans toute l’histoire, on se souviendra des Mérovingiens comme des rois inutiles par excellence : ils inspirent non la crainte et la haine, sentiment en somme acceptables pour une dynastie royale, mais le mépris» (F. J. Geary. ibid. p. 257). En effet, que fut donc l’empereur Kia k’ing? Un être méprisable. Et l’empereur japonais Hanazono-tennô? Un jeune incompétent qui avait l’intelligence et la générosité de se reconnaître pour tel et de se consacrer à ce qui faisait sa force: l’étude et la poésie. Les rois fainéants, paresseux, aux mœurs dissolues, à la violence gratuite et barbare produits de colères et de dégoûts, ouvrent la porte à tous ces présidents, ces premiers ministres, ces gouverneurs, ces gestionnaires, ces administrateurs et autres hommes ou femmes de pouvoir. Le chariot à bœufs a été remplacé par Air Force One; la longue chevelure par le rase bol du premier ministre canadien; le symbole de l’unité par une reine figée dans un sourire de publicité; les mœurs dissolues par les péripéties matrimoniales du président de la République, et extra-conjugales par l’ex-président du Fonds Monétaire International… and so on and on. On ne peut alors que penser que le monde issue de la société de consommation est, par nature, une civilisation fainéante où domine une majorité d'incompétents dans tous les domaines de la civilité. D’où l’ennui et la violence gratuite, sans raison, qui surgissent comme des «flux de ventre» inattendus⌛

Montréal
11 mars 2012

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